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La banque en BD (1)

Tome-1-de-la-banqueLa banque ? Ce n’est pas un titre de bande dessinée ! Et bien si ! La banque (chez Dargaud) : sur un scénario de Pierre Boisserie et de Philippe Guillaume, Julien Maffre a fait surgir les images d’un monde flottant peu fréquenté par les adeptes du 9e art : le monde de la finance. A l’écriture, le duo Boisserie-Guillaume n’en est pas à son coup d’essai dans ce domaine puisqu’il a créé la série Dantès en hommage à Alexandre Dumas. Guillaume connaît bien l’économie en général et la banque en particulier après plusieurs années passées aux Echos. Julien Maffre fait figure de petit nouveau malgré un vrai succès avec Le tombeau d’Alexandre (Isabelle Dethan au scénario). Son dessin est le plus souvent présenté comme semi réaliste qui me semble toutefois plus tiré vers du Loisel que vers le dessin humoristique et disproportionné. Les personnages sont bien identifiés même s’ils ne sont pas toujours les répliques fidèles de leur modèle historique (V. surtout le personnage de Jacob/James Rothschild). La disproportion, l’hybris, est bien présente mais elle s’exprime à travers les traits des personnages, plus expressifs que dans un simple et banal dessin semi réaliste, c’est pour rendre plus visible des traits psychologiques. Le cours du temps, essentiel pour toute authentique saga, est bien rendu par l’évolution physique des personnages. Ceci dit, l’univers visuel ainsi créé est assez consensuel et familier pour que tous les amateurs de banque bande dessinée y trouvent leur compte. Les perspectives architecturales et les groupes de personnages sont, à mon humble avis, très réussis. En revanche, le lettrage est assez conventionnel et les couleurs (de Delph) ne brillent pas particulièrement.

Sur le fond, cette première génération (1815-1848) tisse une histoire riche en rebondissements évoquant parfois les cycles économiques et boursiers dont la vie de Charlotte semble ainsi constituer une allégorie. En effet, le personnage principal est une femme : une jeune fille au début du tome un et une veuve déjà bien fatiguée par la vie à la fin du tome deux. Charlotte est une jeune noble française exilée à Londres avec son frère ; elle a déjà sombré dans la prostitution quand s’ouvre le drame ; son frère est larbin chez Nathan Rothschild. Pour ne pas trop spoiler, je concentrerai ma petite recension sur trois points particuliers.

L’initié de Waterloo. Le premier tome met en scène la fin de la guerre de Napoléon contre le reste du monde en prenant une perspective doublement originale : l’essentiel de l’histoire se passe à Londres en 1815 à la veille et au lendemain de Waterloo ; l’enjeu militaire passe au second plan, derrière la finance et le profit. La conjonction des deux perspectives conduit à ce qu’on a appelé le coup de bourse de Nathan Rothschild.

L’histoire communément racontée et reprise par La banque est la suivante : informé avant tout le monde de la victoire de Wellington sur Napoléon à Waterloo, Nathan Rothschild (qui n’était pas Lord, soit dit en passant) aurait vendu massivement les consuls (les consols étaient une forme d’obligation d’Etat) émises par l’Angleterre, laissant ainsi entendre qu’il savait que Wellington avait perdu la bataille. Aussi, lorsque la nouvelle contraire est finalement arrivée, chacun s’est à nouveau rué sur les consols mais las… Nathan Rothschild aurait déjà ramassé en bourse les titres à bas prix ; avant de les revendre naturellement une fois revenus à un cours raisonnable. Dans La banque, Charlotte et son frère ayant bénéficié de l’information, grâce à la position de Christian chez les Rothschild, ils ont pu réaliser le même coup que Nathan ! Les mythes autour des Rothschild, en général, et sur le coup de juin 1815 sont légion notamment quant aux conditions dans lesquelles l’information a pu parvenir aussi vite à la banque. Les auteurs de La banque ont choisi la version pigeon voyageur. Le vrai problème vient du fait que cette histoire est assez largement fausse. A vrai dire, ce n’est pas simplement l’inexactitude qui est regrettable mais l’interprétation que l’on a donnée pendant près de 200 ans de cette version. L’historien Niall Ferguson, qui a retracé l’histoire de la famille Rothschild, a contesté de manière très convaincante la version populaire de l’histoire (N. Ferguson, The Ascent of Money. A Financial History of th World : Penguin Books 2009, p. 79 et s., trad. fr. L’irrésistible ascension de l’argent : Perrin 2011, p. 80 et s. –  V. le documentaire tiré du livre, un peu plus bas…). Au plan purement factuel, Waterloo a surtout failli ruiner Nathan Rothschild : en effet, pour financer les campagnes de la Coalition, il avait amassé une quantité considérable d’or que la fin prématurée de la guerre rendait inutile ! Il se retrouvait donc avec une masse inutile d’or sur les bras ; le prix de l’or qui avait augmenté au cours de la guerre allait maintenant chuter. C’est là le vrai coup de génie, très risqué, joué par le banquier : il a utilisé son or pour acheter les fameux consols ! Mais pas en une journée et une nuit… C’est sur une année qu’il a fait son coup et ce n’est qu’en 1817 qu’il a revendu les titres ! Il n’y a donc là aucun délit d’initié mais un pari un peu fou et gagné.

L’histoire commune a surtout été développée et utilisée dans un but de propagande anti financière et, surtout, antisémite (V. la version nazie de l’histoire Die Rothschilds, film de propagande). C’est là que la fiction devient problématique. Bien que la plupart des auteurs qui recyclent la version commune n’ait aucune intention mauvaise, et c’est manifestement le cas des auteurs de La banque, la diffusion de cette histoire devient bien regrettable.

Le milliard des émigrés. Le début du second tome de la première génération  retrouve Charlotte revenue à son point de départ, la prostitution… début d’un nouveau cycle. Le monde apparaît ici bien plus compliqué. Les intrigues se multiplient autour de la rivalité entre Charlotte et le frère qu’elle a trahi et laissé pour mort en Angleterre à la fin du premier volume, mais qui a bénéficié seul de l’indemnisation des émigrés, voulus par Charles X. L’intérêt de ce volume est précisément de faire apparaître les liens qui existent entre le développement du capitalisme financier (symbolisé en particulier par l’inauguration du Palais Brongniart en 1826 après près de vingt ans de travaux), le développement des chemins de fer et la colonisation, en l’occurrence celle de l’Algérie ; tout cela sur fond de mutation sociale et politique. La première restauration qui avait finalement laissé beaucoup de place aux ultras et peiné les libéraux laisse la place à la monarchie de Juillet hantée par les bourgeois affairistes et minée par des politiciens corrompus, comme Jean-Baptiste Teste, ministre des travaux publics pris entre les tirs croisés de Charlotte et Christian. L’évocation des débuts du chemin de fer en France, notamment, est très intéressante. Les personnages gagnent en force à mesure que leur ressentiment se fait plus tenace et que la lutte économique se fait plus rude.

Sort et ressort. Cette première génération est finalement bien romantique. Charlotte est une héroïne peu vertueuse sans doute, plein de haine et de ressentiment, mais écrasée par le sort, dont les marchés peuvent être une forme d’allégorie. Mais il n’y a pas que les marchés ; Charlotte sait se faire d’authentiques ennemis dont son frère et son propre fils.

De manière plus générale, La banque est une BD de qualité au plan esthétique comme au plan narratif. Le projet était ambitieux et me semble réussi. Naturellement, il y a des erreurs (une ou deux coquilles et quelques erreurs de chronologie parfois assumées d’ailleurs) et des maladresses (la principale étant la reprise de la version commune du coup de juin 1815). Certains regretteront que les mécanismes de la finance ne soient pas suffisamment démontés ; d’autres, au contraire, qu’ils le sont trop. En réalité, il me semble que l’équilibre est trouvé, en partie grâce aux postfaces très didactiques (qui expliquent aussi les choix d’accommodements avec la réalité historique).

Le premier volume permet notamment de faire ressortir l’importance de l’information : la finance, bancaire comme de marché, manipule de l’information tout autant que de l’argent. La matière première de la finance est essentiellement l’information ; la monnaie elle-même n’est-elle pas sous certains rapports un concentré d’information ?

Les deux tomes de cette première génération ont un vrai ressort dramatique voire (excusez le gros mot) anthropologique : les ressorts financiers et psychologiques qui font mouvoir nos misérables personnages (car ce sont des misérables même s’ils ne sont pas, toujours, pauvres à strictement parler) sont profonds : c’est principalement le ressentiment. La fraternité est source de trahison et de rivalité : Christian et Charlotte comme les fils de Christian… tous sont en guerre les uns contre les autres. Bref, la finance oblitère la fraternité ! Même la filiation semble remise en cause. Tout n’est que ressentiment… l’amour n’existe quasiment pas ou est tarifé. Ce monde où tout semble pouvoir se monnayer peut paraître bien sombre mais il vaut la peine d’être regardé en face. Autrement dit, lisez La banque !

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Actualité du droit

A propos d’une ordonnance du Conseil d’Etat

Il est parfois bien difficile d’aborder certains sujets avec mesure et raison. Il est désormais évident que l’affaire dite Dieudonné relève de cette catégorie. Il est amusant de voir à quel point chacun a une opinion bien tranchée sur la question. Pour être franc, j’ai changé d’avis au moins trois ou quatre fois en 48h… Ce que je vais tenter ici n’est finalement qu’une brève synthèse des idées exposées à propos de la première ordonnance du Conseil d’Etat rendue dans cette affaire le 9 janvier 2014 (V. également la deuxième en date du 10 janvier 2014). Pour faire simple, la décision du conseil d’Etat n’est pas un revirement de jurisprudence valant faire-part de décès de la liberté d’expression mais une réponse à une situation très particulière. Ceci dit, il ne faut pas négliger les innovations de cette décision qui n’a rien de banal.

A lire notamment :

S. Sur sur LLC (très critique)

F. Rolin sur le Blog Dalloz

Marie-Anne Frison Roche sur son Blog personnel

Diane Roman (plus interrogative voire critique…) sur le site de Libé

Tout d’abord, l’ordonnance du Conseil d’Etat n’a rien d’un revirement. Certains pleurent déjà sur feu la jurisprudence Benjamin. Pour mémoire, dans une décision de 1933, le Conseil d’Etat a annulé les arrêtés du maire de Nevers qui prétendait interdire les conférences de René Benjamin. Celui-ci était un écrivain connu et un conférencier réputé. Prix Goncourt en 1915, il a intégré l’Académie du même nom grâce à Léon Daudet en 1938 avant de devenir un des soutiens de Pétain pendant la Seconde Guerre mondiale. Il était aussi un critique virulent de l’enseignement laïc. Face à la menace d’une contre manifestation des instituteurs laïcs, le maire de Nevers, Emile Périn (membre du Parti d’Unité prolétarienne !), soutenait que les conférences de Benjamin risquaient de troubler l’ordre public. Le Conseil d’Etat a annulé les arrêtés d’Emile Périn au motif que « l’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre ». Cette décision est souvent comprise aujourd’hui comme une décision protectrice de la liberté d’expression et de réunion. En réalité, ainsi que le rappelle opportunément mon ami et néanmoins collègue Frédéric Rolin (dont une bonne partie de ce billet reprend les idées), l’arrêt Benjamin constituait un encadrement de la liberté d’expression. En effet, certains auteurs, à la suite de la loi de 1881, avaient pu penser que la liberté d’expression était un droit si fondamental qu’il échappait à tout contrôle administratif préalable. Autrement dit, ce qu’on appelle la police administrative aurait été sans compétence en la matière. L’idée est séduisante mais le Conseil d’Etat l’a clairement écartée en 1933. De l’arrêt Benjamin, nous ne retenons d’ordinaire que le résultat : les arrêtés étaient illégaux et les conférences ont pu se tenir (semble-t-il…). En réalité, l’apport de cette décision est ailleurs : la liberté d’expression peut faire l’objet de mesure de police administrative (V. K. Weidenfeld, L’affirmation de la liberté d’expression : une œuvre de la jurisprudence administrative : RFDA 2003, p. 1274). De ce point de vue, la décision du Conseil d’Etat se situe dans le cadre inauguré par l’arrêt Benjamin.

Ceci étant rappelé, il faut ajouter que la conception de la police administrative notamment en matière de liberté d’expression n’a pas été figée par l’arrêt Benjamin. D’une part, le contrôle de la liberté d’expression a été confirmé par la suite. Il n’a pas toujours permis de justifier les atteintes que les détenteurs du pouvoir de police prétendaient apporter à la liberté d’expression mais certains exemples d’interdiction sont bien connus (CE, 18 déc. 1959, Société Les Films Lutétia). Il n’est donc pas exact de prétendre que l’ordonnance du 9 janvier 2014 serait une forme de revirement de jurisprudence.

D’autre part, une autre évolution notable a porté sur la notion d’ordre public. En 1933, l’enjeu était d’éviter les manifestations voire les violences que pouvaient susciter les conférences de René Benjamin. C’est ce qu’on appelle l’ordre public extérieur et matériel. Ce n’est plus la seule composante de l’ordre public, et cela n’a peut être jamais été la seule (F. Rolin). En l’espèce, la dignité de la personne humaine est appelée au soutien de la décision. Depuis la décision du 27 octobre 1995 Commune de Morsang sur Orge, dans l’affaire dite du lancé de nain, le Conseil d’Etat fait expressément de la dignité humaine une composante de l’ordre public (CE 27 octobre 1995, Commune de Morsang sur Orge). L’ordre public est donc non seulement matériel mais aussi immatériel : même si dans l’affaire de 1995, il y avait une atteinte physique à la personne, ce qui est protégé, la dignité de la personne, est bien immatériel. L’invocation de la dignité, en l’espèce, pour justifier l’interdiction du spectacle litigieux n’est donc pas une nouveauté. Certains pourront trouver à redire au fondement évoqué : le Conseil d’Etat vise « les valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine ». En réalité, la dignité n’est pas, à proprement parler, consacrée : elle est la matrice des droits fondamentaux. L’ordonnance du Conseil d’Etat trouve donc bien sa place dans le cadre d’une jurisprudence certes peu fournie mais bien établie (on notera avec plaisir l’absence de toute référence à la circulaire du Manuel Valls). Elle ne rompt pas le fil de l’histoire écrite par le juge administratif depuis plus de 80 ans même si elle constitue le dernier rebondissement remarquable !

Est-elle pertinente pour autant ? L’interdiction n’est-elle pas une mesure disproportionnée ? Personnellement, j’attache énormément d’importance à la liberté d’expression même pour les spectacles très déplaisants. Je suis fondamentalement hostile à la censure. La liberté d’expression suppose donc que, en principe, nous devons laisser les personnes s’exprimer et, ensuite, seulement en cas d’abus, sanctionner. Toutefois, à la réflexion, la position du Conseil d’Etat n’est pas déraisonnable dans les circonstances présentes qui sont tout à fait particulières. Tout d’abord, il ne me semble pas qu’on soit face à une forme de sanction anticipée de l’infraction. Si l’affaire porte bien sur un spectacle, il ne faudrait pas négliger qu’il s’agit d’une tournée et que le contenu du spectacle est connu. N’en a-t-on pas assez entendu et vu pour juger de la gravité du propos ? L’antisémitisme n’est pas une opinion banale, un discours comme les autres. Comme le dit Denys de Béchillon :

L’ordonnance ne se saisit pas de Dieudonné comme d’un humoriste banal, dans un spectacle banal, dans un contexte banal. Elle s’empare de son spectacle à l’expérience d’une période très longue, de présence médiatique intense dont il est avéré qu’elle a un contenu très problématique et très constant, au cours de laquelle de nombreuses condamnations pénales ont été prononcées, etc. Nous sommes très loin du traitement d’un dérapage exceptionnel, et très loin aussi du procès d’intention. On peut penser qu’il y a un système, et c’est ce système que le Conseil d’Etat permet d’appréhender.

Interdire ne serait pas une solution adaptée ? Ne rien faire ne risque-t-il pas de créer un sentiment d’impunité ? Il est vrai qu’on peut s’étonner de constater que les nombreuses sanctions prises à l’encontre de Dieudonné soient largement restée inefficaces, semble-t-il notamment parce qu’il a organisé son insolvabilité. On peut avoir un jugement différent quant à la proportionnalité de la mesure d’interdicition. En réalité, dans la mesure où le trouble est lui-même immatériel, on ne voit pas bien comment le prévenir de manière plus proportionnée qu’en faisant obstacle au déroulement du spectacle. Beaucoup préfèreront toutefois soutenir que le spectacle devrait se tenir et ne sanctionner qu’a posteriori..

Il reste qu’il ne faut pas nier l’originalité de la décision. Sans doute pour grossir le trait et répondre aux vives critiques dirigées contre le Conseil d’Etat, certains auteurs ont tenté de banaliser la décision. Il faut toutefois bien reconnaître qu’elle présente une certaine originalité. D’une part, on n’a jamais vu, de mémoire d’administrativiste (que je ne suis pas), le Conseil d’Etat se prononcer dans la journée ! Certains se plaignent de ce qu’ils appellent de la précipitation ; si la décision avait été rendue dans trois jours ou dans trois mois, c’est la lenteur de la justice et l’inutilité de la décision qui auraient été critiquées ! Une telle célérité est tout à fait inédite mais est-elle contestable pour autant ? Je ne le pense pas. Pour mémoire, la procédure utilisée (dite de référé-liberté) impose de toute façon au juge de se prononcer dans les 48h.

D’autre part, la motivation de la décision présente tout de même une originalité même si elle est pour l’essentiel dans le prolongement de la jurisprudence passée. La principale originalité réside sans doute dans la référence faite à des propos « de nature à mettre en cause la cohésion nationale ». Nombreux sont ceux qui ont ironisé sur cette partie de la décision. En réalité, elle me semble assez justifiée (V. également Denys de Béchillon). Cette référence doit se comprendre en lien avec la référence à l’avis du Conseil d’Etat Hoffman-Glemane de 2009 relatif à la responsabilité de l’Etat et de la SNCF dans la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (CE, avis, 16 février 2009). Dans cet avis, le Conseil d’Etat a notamment relevé que « [e]n rupture absolue avec les valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine, ces persécutions antisémites ont provoqué des dommages exceptionnels et d’une gravité extrême ». La restauration républicaine et la tradition qui s’est constituée petit à petit après la guerre, ont en réalité fait de la lutte contre l’antisémitisme un élément de notre culture politique et sans doute de notre identité constitutionnelle. Le Conseil d’Etat peut donc légitimement affirmer que les propos antisémites de Dieudonné portent atteinte à cet élément constitutif du pacte sur lequel nous avons bâti notre République. Si cette motivation se comprend, on ne peut en nier l’originalité. Elle me semble, en outre, inviter à limiter la portée de la décision aux propos antisémites et non à toutes les discriminations (V. en sens contraire F. Rolin).

Pour conclure, l’affaire sera-t-elle portée devant la Cour européenne de droits de l’homme ? La réponse ne fait guère de doute : la Cour EDH sera saisie de la question. Quant à la réponse qu’elle y apportera, je suis un peu étonné d’entendre et de lire si souvent que la Cour EDH sanctionnera cette atteinte à la liberté d’expression. Personnellement, j’ai un gros doute. La Cour a en effet développé une jurisprudence particulière relative à ce qu’on appelle les discours de haine (hate speach. –  V. la fiche thématique de la Cour EDH sur le sujet). La Cour a ainsi jugé que

la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi… (Cour EDH, 6 juillet 2006, Erkaban c/ Turquie, §56)

C’est notamment sur ce fondement que la Cour EDH a pu juger irrecevable, la requête de Garaudy en 2003 (Cour EDH, 24 juin 2003, Garaudy c/ France, irrecevabilité). Le discours antisémite est fondamentalement contraire aux valeurs de la Convention EDH. Les auteurs de tels discours ne sont donc pas bien venus devant la Cour EDH pour se plaindre d’une violation de la liberté d’expression. La jurisprudence est toutefois relativement mesurée même si elle aboutit parfois à des résultats contestables (V. not. Cour EDH, 9 juillet 2013, Vona c/ Hongrie, jugeant conforme à l’article 11 de la CEDH (liberté d’association et de réunion) la dissolution d’un groupement d’extrême-droite et anti-roms). Il est donc très difficile de prédire avec certitude qu’elle sera la position de la Cour EDH.

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Droit et littérature

Les animaux dénaturés

Voilà une belle expérience d’anticipation juridique que nous propose Jean Vercors dans son livre les « Animaux dénaturés ». L’histoire, aussi riche que passionnante, jette un regard plein de lucidité sur les rouages de notre mécanique législative et judiciaire et met le doigt sur ce qui peut sembler une question fondamentale non résolue : la différence entre l’homme et l’animal.
Un groupe de scientifiques, accompagné pour la cause, d’un journaliste nommé douglas templemore semble à l’origine d’une découverte formidable : le « chaînon manquant » de l’évolution humaine. Alors qu’ils ne recherchaient que des fossiles, les scientifiques firent la rencontre de singes d’une nature extraordinaire. Ce sont en effet des singes bien étranges que ceux qui enterrent leurs morts. Pour autant le cerveau de ces « tropis » n’est pas biologiquement équivalent à celui des humains. Situés entre le singe et l’homme, la question devra pourtant être tranchée. Vancruysen, un puissant homme d’affaire australien semble se rappeler que l’île sur laquelle les « tropis » ont été découverts lui appartient. C’est avec joie qu’il prétend alors être le nouveau propriétaire de ce qui n’est pour lui que de simples animaux. De simples animaux certes, mais de ceux qui pourraient manipuler avec aisance les outils nécessaires à la production de laine australienne. En somme voilà une main d’œuvre bon marché qui vient de tomber du ciel. Mais comment protéger les « tropis » contre l’exploitation de l’effroyable entrepreneur alors qu’il n’existe aucune définition juridique de l’être humain ? C’est dans ces conditions que le groupe de scientifiques décide de recourir à des moyens extrêmes pour trancher la question définitivement. Après avoir inséminé artificiellement l’une des « tropis » (montrant au passage une compatibilité biologique entre les deux espèces), le journaliste douglas templemore assassine le nouveau né qui se trouve être son fils biologique. Seulement voilà, y a t-il homicide ? C’est au jury de trancher. La question n’est pas simple et les experts scientifiques se succèdent au rythme des audiences, chacun y allant de son opinion personnelle. Le parlement britannique tout d’abord frileux sur la question se réveille pourtant lorsqu’il comprend que cette main d’œuvre à bas coût est une aubaine pour les marchands de laine australiens et un désastre pour les producteurs britanniques. La mécanique législative se met en place avec toute la lenteur qui la caractérise et Les débats métaphysiques se succèdent à n’en plus finir. La définition légale doit elle faire référence au caractère sacrée de la créature humaine ? D’aucuns relève que l’existence des « tropis » est la preuve que l’homme blanc est la dernière étape de la longue chaîne de l’évolution humaine. C’est dire si la question commence à prendre des proportions dramatiques.
Au passage on notera la remarquable analyse de la mécanique législative. Ce qui pousse le législateur dépasse largement les enjeux affichés. Il n’est pas ici question de sauver les « tropis » de l’esclavage industriel mais plutôt d’éviter que les producteurs britanniques ne soient pénalisés dans la compétition économique. En définitive le législateur britannique finira par adopter la loi suivante :
Article 1 : l’homme se distingue de l’animal par son esprit religieux.
Article 2 : les principaux signes d’esprit religieux sont dans l’ordre décroissant : la foi en dieu, la science, l’Art et toutes leurs manifestations, les religions ou philosophie diverses et toutes leurs manifestations ; le fétichisme, les totems et tabous, la magie, la sorcellerie et toute leur manifestations ; le cannibalisme rituel et ses manifestations.
Article 3 : tout être animé qui montre un seul des signes mentionnés à l’article 2 est admis dans la communauté humaine, et sa personne est garantie sur tout le territoire du Commonwealth par les diverse stipulations figurant dans la dernière déclaration des Droits de l’homme.
Ici, la notion d’esprit religieux ne signifie pas être un homme de foi mais bien plus avoir un esprit métaphysique, esprit de recherche d’inquiétude, de doute tout y rentre non seulement la foi mais aussi l’art et la science. L’auteur montre avec justesse que le choix des termes législatifs réside dans le politiquement correct ambiant.
Au travers de ce cas pratique législatif, l’auteur met en lumière la difficulté et la dangerosité qu’il peut y avoir à faire des définitions, car définir c’est exclure toutes les catégories qui ne répondent pas à la définition retenue. Pour autant celles ci sont nécessaires en ce qu’elles peuvent apporter une certaine prévisibilité juridique et partant, une relative sécurité juridique. L’incertitude sur le sort des tropis qui révulsent le groupe de scientifique pour lequel il est évident que les tropis doivent être considérés comme des humains et que tente d’exploiter le cupide homme d’affaire montre à quel point l’incertitude juridique peut aussi être à l’origine des situations les plus iniques.
En droit la qualité de personne est une catégorie limitative. En principe tout ce qui n’est pas une personne est nécessairement une chose (Bien que certains auteurs aient essayé de relativiser la distinction, par exemple G Farjat, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts. Prolégomènes pour une recherche » RTDCiv, 2002 p 221). C’est ainsi que les animaux, à défaut d’être qualifié de personne, sont qualifiés de chose en droit français. Deux catégories de personnes peuvent être recensés : les personnes physiques (être de chair et de sang) et les personnes morales (groupement d’individu autour d’un intérêt commun se détachant des personnes qui la composent). La personnalité juridique se présente, sans surprise, comme une technique juridique que l’on attribue à ceux auxquels on veut y appliquer le régime, à savoir en général, la reconnaissance d’un patrimoine et la possibilité d’ester en justice. Pour autant la question peut se poser de savoir sur quel fondement doit reposer cette technique juridique. Quelles sont les sources réelles qui la sous-tendent car il est à noter qu’elle ne correspond pas nécessairement à la qualité d’être humain ? Certains auteurs souhaitant étendre la notion aux animaux en tant qu’être sensible (V. par exemple, J-P Marguenaud, l’Animal en droit privé, préface Claude Lombois, Limoges /Paris, PUF 1992, Peter Singer, la libération animale, 1975, Paris, Grasset, 1993).
En ce qui concerne les « tropis », Sir Peter Rampole ne manque pas de relever que bien que préférant la viande cru certains d’entre eux se mirent à sécher systématiquement leur viande sur le feu révélant ainsi une vénération quasi divine envers la puissance magique du feu. C’est cette adoration du feu somme toute primitive qui devrait suffire à leur conférer la qualité d’être humain bien que tous les « tropis » n’en soient pas arrivés à ce stade. C’est que ces adorateurs du feu ont en effet remis en cause ce qui leur semblait naturel, le code qui leur dictait la conduite à suivre, ils se sont poser des questions. Finissant de subir la nature, ils ont commencé de l’interroger.
« L’humanité n’est pas un état à subir mais une dignité à conquérir. Dignité douloureuse. On l’a conquiert souvent au prix des larmes. » C’est maintenant le combat que devront mener les tropis.

Maxime Touchais

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Droit et littérature

Oui-Oui au pays du droit

Tout super-héros a une origine, plus ou moins merveilleuse ou mystérieuse. Les numéros de Strange Special origines étaient parmi les plus appréciés des fans. Oui-Oui au pays des jouets est le premier volume des aventures de Oui-Oui écrit par Enid Blyton qui nous donne les origines d’un de nos héros préférés. Ce chef d’œuvre de la littérature universelle d’une densité dramatique peu égalée aborde avec délicatesse quelques unes des grandes questions qui travaillent notre humanité. Je me contenterai ici d’aborder quelques aspects juridiques de cette œuvre. Avant d’aborder la question centrale de l’identité de Oui-Oui, il faut décrire succinctement l’environnement juridique du Pays des jouets.
L’environnement juridique du Pays des jouets. Le Pays des jouets est, comme son nom l’indique, un lieu ignoré des humains mais pourtant situé à proximité de leur monde. On y va en train ou en bicyclette sans moyen magique explicite ; il n’y a pas de quai 9 ¾ pour embarquer vers Miniville. Ce premier volume donne quelques indications sur la structure de la société des jouets. Bien qu’il y ait une forme de vie communautaire, sans doute plus marquée à Guignolville qu’à Miniville, l’individu est reconnu en tant que tel. La propriété privée existe même si les règles d’attribution de la propriété foncière restent obscures. En effet, lorsque Oui-Oui cherche à s’installer, il cherche d’abord une maison libre ; puis, face à l’insuccès de ses premières recherches, il se décide à construire sa maison-pour-soi-tout-seul avec l’aide de Potiron. S’il achète bien les matériaux de construction (une maison phénix une boite de jeu de construction), le terrain est simplement désigné comme un espace libre entre deux maisons existantes. Rien n’est dit du droit de l’occupant, d’une éventuelle publicité foncière… C’est assurément le signe d’une vie juridique assez simple.
Les relations commerciales et juridiques sont largement calquées sur celles connues dans le monde des humains. L’argent existe et semble couramment utilisé. Les achats se font auprès d’opérateurs privés sur un marché apparemment libre. La concurrence semble jouer sans violence et essentiellement par les prix (le marché est réputé moins cher que les magasins, du moins pour le textile).
Le droit des contrats semble assez rudimentaire mais connaît les figures classiques et essentielles de la vente mobilière (Oui-Oui achète ses vêtements et sa maison-pour-soi-tout-seul ; en revanche, nous avons vu que le terrain est soumis à une sorte de loi d’occupation) et du prêt (Oui-Oui emprunte auprès de Potiron les sommes nécessaires à son installation).
Il existe bien entendu un espace non marchand, très convivial, constitué d’hospitalité et de goûters festifs.
L’identité de Oui-Oui. L’identité de Oui-Oui est au cœur de ce premier épisode. Nous apprenons rapidement qu’il est une création du père Taillebois mais qu’il s’est échappé de la demeure de son créateur car il n’appréciait pas le lion que venait de construire celui-ci et car il voulait vivre dans « un endroit où il y a des tas et des tas de gens ». Paradoxalement, c’est sa sociabilité qui a conduit Oui-Oui à s’enfuir pour se retrouver au milieu de nulle part jusqu’à ce que Potiron tombe sur lui.
La question essentielle posée par l’œuvre ouvrant le cycle épique des aventures de Oui-Oui est de savoir si Oui-Oui est un jouet ou non. C’est donc une question d’identité. D’une certaine façon, Oui-Oui au Pays des jouets est une forme d’anti-Pinocchio où Oui-Oui lutte pour accéder à son statut de jouet. Là où Pinocchio luttait pour devenir un véritable petit garçon, Oui-Oui se bat pour sa jouetude ! La reconnaissance de son statut de jouet l’autorisera à rester au Pays des jouets et à construire, maintenir et renforcer son réseau de sociabilité à peine en germe. Car la loi fondamentale, expressément invoquée dans l’œuvre, est que seul un jouet peut résider au Pays des jouets.
Cela ne se fait pas sans difficultés. A peine arrivé, la confrontation à la loi à travers le gendarme questionne Oui-Oui sur son identité. Or personne n’est témoin de l’origine de Oui-Oui. Personne n’est garant de son état civil ! Cela semble pourtant le lot commun des jouets : pour être reconnu comme tel il faut qu’un enfant ait joué avec lui. Il n’est pas évident par conséquent que les jouets naissent au Pays des jouets… Oui-Oui n’a même pas de nom lorsqu’il rencontre Potiron. C’est d’ailleurs Potiron lui-même qui le baptisera du nom de Oui-Oui lors de leur première scène d’intimité (à vélo). Potiron devient en quelque sorte le père de Oui-Oui, avant même de ressentir de l’affection pour lui (cela viendra quelques pages plus loin).
Lorsqu’il est interrogé sur son identité de jouet, Oui-Oui n’ose pas s’affirmer. Face au gendarme, il dit je crois, je suis presque sûr que je suis un jouet… Il reprendra le même discours peu assuré devant le juge. Car l’incertitude sur l’identité de Oui-Oui doit être tranchée par le droit. Le soir même, Oui-Oui est convoqué devant le juge de Miniville pour que son sort soit tranché : Oui-Oui est-il un jouet ou un bibelot ? A-t-il sa place au Pays des jouets ? Au cours de l’audience Oui-Oui est sommé de se défendre ; il le fait de manière vague et maladroite, largement desservi par sa tête montée sur un ressort qui dodeline sans cesse rendant équivoque sa déposition (Oui-Oui au Pays des jouets est ainsi également une œuvre sur le drame de la communication et ses implications dans un contexte judiciaire). La procédure est peu formelle. S’il n’est pas sûr qu’elle respecte les canons de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle ne présente pas de traits choquants. Et d’ailleurs, soit dit en passant, il est très douteux que la CEDH s’applique au Pays des jouets ! Quoi qu’il en soit, la justice semble assez paisible ; lorsque la foule s’enflamme pour Oui-Oui, le juge réclame le silence.

Potiron dépose en faveur de son nouvel ami. La conviction du juge semble emportée par les preuves de cette rapide insertion de Oui-Oui au sein de la société du Pays des jouets (et singulièrement de Miniville). Mais il ne suffit pas d’être jouet ; il faut encore être un bon jouet ! Pas de place pour les méchants au Pays des jouets (en revanche, rien n’est dit du sexe et du genre de Oui-Oui) !! On a beau dire, mais les exégètes ne sont pas unanimes sur ce point, on ne peut se défaire de l’impression que le juge vient de découvrir une nouvelle règle au cours de l’audience. Il est vrai que les jouets de Miniville sont pleins de bonté et que la malice est essentiellement représentée par les lutins. Mais y avait-il vraiment une telle règle avant que le juge ne l’énonce à l’audience ? Le mystère restera sans doute entier…
Heureusement Oui-Oui qui avait pourtant commis une énorme bévue en libérant les animaux de l’Arche de Noé, avait sauvé une petite poupée d’un lion pas méchant pour deux sous mais menaçant. Le témoignage de la maman de la petite poupée achève de convaincre le juge de la bonté et du courage de Oui-Oui qui gagne ainsi son statut de bon jouet autorisé à résider au Pays des jouets.

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Droit et cinéma

Compliance et obéissance

C’est un lieu commun de la critique cinématographique d’affirmer qu’un film est un ovni, un film nécessaire pour notre temps que l’honnête personne du XXIe siècle a le devoir moral d’avoir vu. Heureusement, Compliance n’est pas un de ces films… C’est tout de même un excellent film bien réalisé et bien joué (Pearltree sur le sujet). Son sujet est troublant : comment une société qui sait préparer des hamburgers peut-elle susciter chez ses membres des comportements de soumission objectivement scandaleux ? Je m’explique. Le pitch (qui a inspiré aussi un épisode de Law and order svu) est assez simple : la gérante d’un fast-food est avertie par téléphone qu’une de ses employées aurait volé de l’argent à une cliente. L’interlocuteur se présente comme un officier de police et donne une série de consignes d’abord assez anodines puis totalement délirantes pour l’observateur extérieur, jusqu’à induire une agression sexuelle.

La force du film vient d’abord de sa réalisation. Le cadrage serré mais instable nous implique personnellement dans les événements. L’exiguïté des locaux, que ce soit le fast-food bondé ou la remise emcombrée d’étagères et de cartons, crée une impression de proximité dérangeante. La dérive que décrit l’histoire est, en outre, illustrée par un glissement de la caméra qui passe lentement de la contre plongée à une plongée rabaissant les personnages. Un plan étrange laisse à un autre moment la caméra dégouliner sur le côté pour partir dans le vague, en laissant le personnage filmé à sa place. Nous sommes à l’image d’un monde flottant, une estampe perverse de notre société faite de hamburgers, de problèmse de frigo et d’autorité.

La narration fait ensuite apparaître les mécanismes de la manipulation et de l’autorité. Bien évidemment, le policier n’en est pas un mais presque tous les protagonistes vont lui obéir. Seul un petit jeune, Antigone en habit d’équipier MacDo, se retire face à l’anormalité des consignes données. La victime elle-même se soumet de plus en plus complètement à l’autorité de la voix qui sort du téléphone. Au cours du film d’ailleurs, la voix du faux policier devient claire : elle n’est plus déformée par le téléphone. Cela permet certainement un meilleur confort mais illustre aussi le passage de l’extériorité à l’intériorité : l’ordre ne vient plus du dehors, il est intégré par les auditeurs (la victime et les tortionnaires). Elle se laisse fouiller au corps, mettre à nue, fesser et violer avec une docilité que n’aurait pas un agneau mené à l’abattoir. Elle intègre totalement les consignes : elle savait que ça devait arriver ! C’est ce qu’elle déclare lors de l’enquête à la fin du film.

Le comportement des tortionnaires laisse également le spectateur désemparé. Comment peuvent-ils faire cela ? Comment ne se rendent-ils pas compte de l’usurpation d’autorité ? Non, décidément, c’est trop gros! L’être humain n’est pas si mauvais! Et pourtant, le film est inspiré d’une série de faits similaires qui se sont déroulés il y a quelques années aux Etats-Unis (ici). Il conduit à s’interroger sur les raisons de l’obéissance ou plus exactement de la soumission à l’autorité.

La référence à l’expérience de Milgram est évidente. Stanley Milgram a élaboré une expérience qui a créé le scandale dans les années 60. Sous prétexte de travailler sur la mémoire, Milgram mesurait le degré de soumission à l’autorité des individus participants à l’expérience : les vrais cobayes étaient les individus chargés d’infliger des décharges électriques de plus en plus fortes en cas de mauvaise réponse. Le principe a été repris dans I comme Icare de Costa-Gravas :

Le pitch de l’expérience de Milgram a aussi servi de base à un documentaire sur l’influence et les dangers de la télé réalité (Le jeu de la mort). Dans Compliance, le faux policier est assurément un malade mais il adopte aussi, dans les scènes qui le montrent directement, une forme de démarche expérimentale, notant les noms, les réactions et les actions de ses cobayes.

Quels sont alors les mécanismes à l’oeuvre dans le processus d’obéissance ? D’abord, il est nécessaire au sein d’une société que les individus obéissent un minimum à des règles sociales et juridiques sous peine de voir la société sombrer dans un chaos du type de celui décrit par Hobbes lorsqu’il formule sa conception de l’état de nature. Ensuite, le conformisme est un puissant facteur d’obéissance. L’apport de Milgram est de montrer l’importance d’autres facteurs qui expliquent, sans le justifier, que des individus de toute culture et de tout milieu se laissent entrainer vers un obéissance aveugle.

Parmi eux, il faut citer l’intégration dans une organisation attribuant à l’individu un rôle très spécialisé dans la réalisation d’une opération. Ainsi, la plupart des personnes qui ont pu collaborer à la réalisation des projets d’Hitler n’avaient qu’un rôle limité dans les génocides qu’Hitler et quelques autres ne pouvaient pas accomplir seuls. Ce constat a même été transformé en argument de la défense dans les procès de Nuremberg ou lors du procès de Eichman (V. Hannah Arendt sur la banalité du mal : Eichmann à Jérusalem). Elle ne constitue toutefois en aucune façon une raison de minorer la culpabilité des personnes. Rien ne sert de prétendre que l’on pensait faire ce qu’on avait à faire, comme le dit d’ailleurs la gérante (qui se considère elle-même comme une victime !), lors de l’épilogue de Compliance. Le film démonte subtilement dès le début l’enchaînement qui conduit chacun de l’obéissance à la soumission aveugle. Passant par l’intermédiaire de la gérante, le faux policier profite de l’autorité de celle-ci pour s’en revêtir et l’usurper. En recevant l’appel et en transmettant le combiné de téléphone aux autres protagonistes, la gérante certifie d’une certaine façon que l’interlocuteur est bien un officier de police. A partir de là, il peut manipuler les esprits, affaiblir les petits sursauts de conscience en ayant réponse à tout.

D’un point de vue juridique, le film pose ainsi des questions extrèmement pertinentes et toujours d’actualité. Même sans Hitler au pouvoir, la question de l’obéissance et de l’autorité et de leur rapport à la justice et à la raison se pose. On retrouve l’ancienne interrogation de saint Augustin reprise par Kelsen : comment distinguer l’Etat et une bande de voleurs ? Pourquoi faut-il donner son argent à une personne (le percepteur) et non à une autre (le brigand) ? Pour Kelsen, le droit est ce qui a objectivement la signification d’une norme juridique (H. Kelsen, Théorie pure du droit [1960] : Dalloz 1962, rééd. Buylant-LGDJ 1999, p. 51 et s.). Mais alors pourquoi attribuons-nous à un ordre, ponctuel (commandement) ou permanent (règle) une telle signification ? Kelsen répond que cette signification découle de la conformité de l’ordre à une norme supérieure (la loi par exemple), dont la signification découle elle-même d’une norme encore supérieure (la constitution par exemple) et ainsi de suite, jusqu’à affirmer l’existence d’une norme fondamentale non posée par la volonté humaine (Grundnorm, à l’existence douteuse. Kelsen finira par reconnaître qu’elle est une fiction). Pour Augustin, c’est la justice et l’ordre divin et non seulement la volonté qui fonde le droit. Compliance illustre la faiblesse humaine mais aussi, les deux allant de paire, la faiblesse d’un certain juridisme qui conduit par exemple la gérante à imposer la présence d’une autre employée pendant la fouille au corps parce que c’est obligatoire aux termes de l’accord d’entreprise (il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire aussi sur les aspects de droit du travail du film) mais obéit à toutes les pathologiques injonctions d’une autorité invisible.

Soixante-dix cas d’incidents de ce type auraient été recensés aux Etats-Unis ; nous sommes loin d’un cas isolé. Soixante pourcent des cobayes de l’expérience de Milgram auraient infligé une décharge mortelle à leur victime. Chacun se dit évidemment : moi j’en serais incapable…

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Mais ke fè la Polisse ?

Les films policiers mettent souvent en scène des enquêtes avec une intrigue bien identifiée parfois insérée dans une succession d’épisodes sans lien nécessaire avec l’enquête principale. Polisse s’éloigne résolument de ce modèle classique pour présenter une suite de saynètes qui dressent un tableau sombre mais humain de l’activité d’un brigade de protection des mineurs (BPM) dans le nord de Paris. Mais le film va bien au-delà. Il expose de manière brute une des faiblesses de notre société qui tout en faisant de l’enfant un petit prince le laisse exposé à la violence des adultes mais aussi des autres enfants.

Il faut tout de suite reconnaître que l’histoire de cette brigade de protection des mineurs est vraiment bien racontée. Les acteurs jouent parfaitement : Joey Starr fait un grand flic (il faut dire qu’il les connait un peu…), Karin Viard et Marina Foïs font un tragique binôme de déséquilibrées. Le seul vrai doute tient à Maïwenn elle-même. Ce n’est pas tant qu’elle ne joue pas bien mais l’utilité de son personnage n’est pas a priori évidente (ici pour une critique un peu sévère, voire injuste, du film). Cela lui permet de faire un bisou à Joey et de greffer une petite histoire sentimentale bobo rebelle au milieu du quasi docufiction. A bien y réfléchir, l’intégration du personnage de la photographe dans la BPM permet d’une part de nous faire entrer nous même dans le quotidien de ces policiers. Elle est un peu notre œil parmi eux. Elle est aussi, d’autre part, celle qui va briser la routine (si l’on ose dire en pensant aux cas traités par la brigade). Elle vient perturber le fonctionnement de l’équipe de policiers et permettre de raconter une histoire qui se tend et se tient finalement.

La réalisation est séduisante. Quasiment aucune scène ne représente un acte de violence sur un enfant. L’essentiel réside sans doute dans le rythme du montage davantage que dans les plans qui semblent globalement assez classiques. La subjectivité semble bien assumée grâce à des plans souvent assez serrés (il me semble à nouveau ; j’ai vu le film mais une fois seulement…). Bref, on ne s’ennuie jamais même si l’on n’est pas époustouflé par la virtuosité.

Sur le fond, le spectateur ne peut qu’être bouleversé par les cas racontés dans Polisse. Ils sont inspirés de faits réels comme on dit. La diversité des malheurs frappant ces enfants et ces adolescents est assez systématiquement exposée. De la maltraitance au viol incestueux, des roms délinquants au violeur à particule en passant par la mineur pornographe l’air de rien, le spectateur a le sentiment que rien ne lui ait épargné. On constatera qu’il n’y a aucun cas de prêtre pédophile (il faut dire que c’est inspiré de faits réels…). Même si l’on rit beaucoup, parfois jaune évidemment, on est touché par ces jeunes victimes qui ne se rendent pas toujours compte qu’elles sont précisément des victimes. Une scène d’anthologie est déjà bien connue : une jeune fille a consenti à pratiquer des fellations sur plusieurs garçons pour récupérer son portable que lui avait soustrait une autre fille (« c’est un beau portable… »). Face à une jeune fille qui ne comprend pas vraiment ce qu’elle a fait, la crise de fou rire qui saisit la moitié de la brigade présente lors de l’interrogatoire ne dissimule qu’à moitié la misère de la situation.

Ce genre d’histoire, les policiers appellent ça des « miols », des « maffaires », des « mardes à vue ». Un « miol » avec un m devant, c’est un mouais… viol, c’est-à-dire un viol mais pas vraiment un viol (Maïwenn au Nouvel Obs).

Le film rend d’ailleurs assez bien compte d’un certain nombre de mécanismes psychologiques (me semble-t-il. – V. ici surtout). L’écoute des victimes, comme celle des auteurs d’ailleurs (on n’y pense pas a priori mais c’est une composante importante manifestement de leur mission). On perçoit que chacun n’est qu’au départ d’un nouveau chemin dont nous ne pouvons pas deviner l’issue. Humainement, dans le meilleur des cas, on peut espérer que l’auteur des faits prenne conscience de la gravité de son acte et soit en mesure de demander pardon.

Je voyais des policiers dire à un prévenu : est-ce que vous pourriez au moins lui demander pardon ? Comme moi, ils donnaient une importance magique à ces mots de pardon (Maïwenn au Nouvel Obs).

De ce point de vue, le cas de l’aristocrate incestueux suscite naturellement la révolte. Non seulement il a fait ce qu’il a fait mais il fanfaronne au point de revendiquer un prétendu droit sexuel pour les enfants sur un mode très libertaire des années 1970. Pourra-t-il demander pardon un jour ?

Les personnages de policiers sont également très intéressants. Leur humanité et leur engagement forcent l’admiration même si leur vie personnelle est un peu chaotique. Certains commentateurs relèvent d’ailleurs que les personnes un peu fragiles voire franchement déséquilibrées deviennent des héros infaillibles dans leur fonction. Le film ne rapporte aucune erreur, tout au plus une maladresse dans une opération dans laquelle la BPM venait en appui (comme des figurants en réalité) d’une autre unité. Cela peut surprendre et laisse songeur. Comment se fait-il que ces grands enfants blessés soient si professionnels ? On perçoit toutefois, in extremis (dans la scène finale), les failles de certains d’entre eux et les drames qu’elles peuvent permettre.

En réalité, nous ne sommes qu’au début de chacune des affaires traitées. Il est parfois un peu troublant de se dire que la parole des enfants semblent être considérée comme vraie sans guère de discussions. La réalisatrice l’admet mais constate que dans la quasi totalité des cas, les enfants disent vrai. C’est tout à la fois rassurant et désespérant. En réalité, pour ma part, je nuancerais toutefois le jugement de certains critiques et journalistes sur ce point. La première scène laisse paraître la possibilité d’un doute. En effet, à la fin de ce qui constitue une sorte de prologue, on voit la policière faire apparaître un début de contradiction dans le discours de l’enfant qui accuse son père de lui avoir « gratté les fesses ». On ne sait pas bien ce qu’il en est en définitive mais on perçoit le mensonge et cela suffit à tempérer l’impression de sacralisation de la parole de l’enfant (ici).

Il ne faut pas oublier surtout que l’on se situe toujours au tout début de la procédure. Plus tard viendra l’instruction et le procès. Ce sont ces phases qui donneront l’occasion de faire apparaître la complexité des circonstances et des personnalités. Parfois, les responsabilités seront réévaluées. Je repense à cette affaire qui avait été présentée, il y a quelques années, comme un infanticide commis par le père avec la complicité passive de la mère alors que l’instruction a finalement fourni les éléments permettant aux assises de comprendre que c’était quasiment l’inverse. Il reste qu’il est intéressant de voir les membres de la BPM rester globalement dans le cadre de leur mission de police. S’ils n’ont guère de doutes sur les faits qu’ils constatent, ils tentent manifestement de ne pas condamner les personnes qui passent devant eux. Le film n’aborde pas du tout la phase judiciaire des procédures. Le seul juge qui apparaît est celui qui prononce le divorce de l’une des membres de la BPM lors d’une scène peu convaincante au demeurant. L’avenir des enfants et des personnes poursuivies n’est pas abordé. En contrepoint du drame final qui se déroule dans le commissariat, on perçoit malgré tout la possibilité d’une renaissance de l’enfant blessé.

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Section spéciale ou les formes de l’injustice

Section spéciale est un film de Costa Gavras de 1975 relatant l’un de ces « épisodes les plus sombres de notre histoire » et particulièrement de notre histoire judiciaire (V. ici sur la pratique judiciaire sous Vichy). Le film se déroule en 1941 et s’étend sur les quelques jours qui s’écoulent de l’assassinat d’un officier allemand par un jeune militant communiste (le « colonel Fabien ») à la condamnation de boucs émissaires par une juridiction d’exception instituée pour la circonstances : la Section spéciale. Elle a été instituée non seulement à Paris mais aussi en province (notamment à Caen) Le gouvernement de Vichy a fait adopter un texte antidaté et rétroactif destiné à permettre l’exécution de six « ennemis du régime ». Suivant le résumé qu’en faisaient les autorités allemandes elles-mêmes :

Les principaux éléments de cette loi sont les suivants:

1°) Les Sections Spéciales auront autorité pour juger de toutes les menées communistes ou anarchistes. Ces Sections siégeront en zone non occupée auprès des tribunaux militaires ou maritimes, et en zone occupée auprès des Cours d’Appel.

2°) Les individus arrêtés en flagrant délit seront immédiatement jugés, sans instruction préalable. A défaut de défenseur choisi par l’inculpé, un défenseur d’office sera immédiatement désigné.

3°) Hors les cas de flagrants délits, la procédure sera instruite dans les huit jours. Aucune voie de recours ne sera admise contre les ordonnances du juge d’instruction qui renverra directement l’affaire et le prévenu devant la Section Spéciale qui statuera dans les deux jours de la réception du dossier.

4°) Une procédure spéciale sera utilisée pour les jugements par contumace.

5°) Les jugements rendus par les Sections Spéciales ne sont susceptibles d’aucun appel, recours ou pourvoi. Ils sont immédiatement exécutables.

6°) Les peines prononcées peuvent aller jusqu’à la peine de mort. Les militaires ou fonctionnaires français reconnus coupables ne pourront être condamnés qu’au maximum de la peine: la mort.

7°) Les dispositions habituelles du Code pénal ne sont pas applicables aux individus visés par cette loi. »

On ne parvient pas encore bien à assumer l’horreur de l’injustice commise à l’époque. Le réflexe le plus courant est de se retrancher derrière la pression des autorités allemandes. Il suffit de lire la notice des archives nationales présentant les documents relatifs à l’affaire dite des sections spéciales :

En 1941, sous la pression des autorités allemandes et pour répliquer aux attentats organisés par la Résistance contre les troupes d’occupations, fut étudiée la mise en place d’un tribunal français extraordinaire. La loi du 14 août, publiée au Journal officiel du 23 août suivant, institua une ou plusieurs sections spéciales auprès de chaque tribunal militaire ou maritime ; dans les parties du territoire où ne siégeaient pas les tribunaux susdits, la compétence des sections spéciales était dévolue à une section de la cour d’appel1. Les individus arrêtés en flagrant délit d’infraction pénale résultant d’une activité communiste ou anarchiste étaient traduits directement et sans instruction préalable devant ces sections spéciales. Les jugements rendus n’étaient susceptibles d’aucun recours ou pourvoi en cassation ; ils étaient exécutoires immédiatement. La loi du 18 novembre 1942 élargit le champ d’action des sections spéciales chargées aussi de poursuivre « la subversion sociale et nationale » ; « les crimes et délits contre la sûreté extérieure de l’État » seraient désormais jugés par elles.

En réalité, nous savons maintenant que Pétain avec l’aide de Pucheu (ministre de l’intérieur) ont largement pris les devants. Cette injustice n’a, en outre, guère eu d’effets sur la pratique des nazis qui ont continué à exécuter directement les otages français avec le même empressement.

L’injustice était flagrante et l’on ne peut qu’être étonné avec Bruno Dayez (Justice & cinéma, Anthémis 2007, p. 61) des scrupules procéduraux du régime. Les formes sont mises pour rendre l’injustice au prétexte que la raison d’Etat l’imposerait. Le texte dit loi adopté par Pétain (qui exerçait le pouvoir législatif) est l’exemple type de la production d’un Etat totalitaire. On relève d’ailleurs que dans le film, le visage de Pétain n’apparait jamais, seules ses mains sont visibles. C’est le paradoxe d’un pouvoir tout à la fois personnel et inhumain.

Tous les principes fondamentaux du droit sont bafoués par une telle « loi ». Les autorités allemandes ne s’y sont pas trompées :

L’analyse des termes de cette loi prouve que le ministre Pucheu est déterminé à attaquer avec la plus extrême vigueur les anarchistes et les communistes, et que pour parvenir à ce but, il est même prêt à abandonner les sacro-saintes conceptions françaises du droit traditionnel.

Le texte dit loi est antidaté (daté du 14 août 1941 alors qu’il a été adopté après l’attentat du 21 et publié au JO du 23!) et surtout rétroactif. Cela a d’ailleurs été le principal sujet de contestation lors l’adoption de la loi et de sa mise en oeuvre. Les scènes évoquant le conseil des ministres et la présentation du texte à ceux qui seront chargés de l’appliquer sont particulièrement fortes. Cet épisode illustre ainsi les dangers de la rétroactivité de la loi en particulier lorsqu’elle est mise au service d’un pouvoir indifférent à la justice (on pourrait penser aussi, sur un mode moins tragique, à la Reine de cœur édictant une nouvelle loi pendant le procès d’Alice). Aucun recours n’est ouvert. Ni appel, ni pourvoi n’est possible pour celui qui, de toutes façons, était condamné avant même que d’être jugé. De même, les audiences se tiennent à huis clos car la publicité des débats risquerait de mettre au jour l’iniquité du procès. Et pourtant, des magistrats en fin de carrière, peut-être médiocres mais sans doute pas tant que cela (ils seraient un peu faciles à mépriser), s’estiment heureux d’être nommés pour siéger au sein de cette Section spéciale. Après quelques hésitations, ils parviennent à se convaincre qu’il faut faire ce que le gouvernement attend d’eux (V. l’entretien de Pierre Dux à la sortie du film). Et alors, ils le feront avec zèle (à l’exception d’un ultime sursaut de conscience qui fera échapper quelques accusés à la peine de mort). C’est peut-être là la question la plus troublante posée par le film de Costa Gavras : comment un juge peut-il accepter de servir avant autant de scrupules l’injustice ?

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I am the Law

Le film Judge Dredd est loin d’être au niveau de la BD. On hésite longtemps sans savoir si les lectures au second voir au troisième degré sont assumées. Parfois, on croit entendre I am the LOL… (Le film a été plusieurs fois cités parmi les plus grands navets de l’année voire de la décennie). D’ailleurs, avant d’aborder cette grande page de la philosophie du droit que constitue Judge Dredd (la BD), il faut constater que la traduction du célèbre I am the Law mérite une petite explication.

En français, la phrase est traduite par La loi, c’est moi ! En réalité, il faudrait traduire par Le droit, c’est moi ! Law renvoie plus généralement au droit. La traduction française éclaire davantage l’amour de la loi des Français que la personnalité des Juges et le contexte dans lequel ils déploient leur activité justicière.

Le monde des Juges fait partie de ces mondes post-apocalyptiques variante guerre atomique option totalitaire. Les humains vivent dans des mégalopoles sous des régimes autoritaires qui ont oublié Montesquieu et les principes de base de la philosophie politique de type libéral et démocrate. Dans Judge Dredd, les démocrates sont d’ailleurs des terroristes qui pratiquent l’attentat à la bombe atomique ! Lorsqu’un référendum est organisé pour réintroduire la démocratie et abandonner le système des Juges, le résultat est négatif ! Les citoyens de Mega-City 1 ont oublié ce qu’était la démocratie.

Pas de démocratie, pas de réelle justice non plus. Du droit partout, mais pas de justice ! Police Juges partout, jutice nulle part !  Les Juges sont à la fois législateurs, juges (bien sûr) mais aussi bourreaux. La peine de mort n’est pas rare et est mise en œuvre de manière expéditive. Les voies de recours sont inexistantes : ni appel, ni pourvoi, ni aucun autre recours n’existe dans le monde des Juges. La liberté fait défaut mais manifestement ne manque guère aux habitants de Mega-City 1 (New York dans notre temps). La Statue de la liberté est désormais flanquée d’une Statue du Jugement représentant un Juge Guéant géant. Bref, il s’agit davantage d’un délire juridique que de droit ; un délire fondé sur le phantasme de la perfection de la règle de droit.

On ne trouve guère d’exemples d’interprétation du droit dans Judge Dredd alors que l’interprétation est inhérente au droit. L’interprétation des faits comme l’interprétation du droit sont absentes. A aucun moment, on ne perçoit la moindre hésitation sur la signification des faits constatés par un Juge : ils sont toujours parfaitement univoques. Il n’y a pas de quiproquo : le Juge est omniscient et n’est pas trompé par les faits. L’interprétation du droit est également étrangère au schéma mental des Juges. De même l’idée d’adapter la peine à la personnalité de l’auteur de l’infraction est ignorée (il n’y a donc aucune personnalisation de la peine). Le droit est appliqué sans que sa signification ne soit jamais mise en question. Le doute n’a aucune place dans le système juridique (si l’on ose dire) des Juges. Dredd lui-même doute rarement des vertus du droit tel qu’il est pratiqué dans le système des Juges (V. cependant Tale of the Dead man). S’il y a parfois des balles perdues, il n’y a pas de place pour l’erreur judiciaire.

En réalité, on n’est pas loin du tous coupables (au moins lorsque c’est Dredd qui juge!). Les citoyens ignorent largement d’ailleurs quelles sont les règles qui s’imposent à eux. Un tel degré d’ignorance du droit (combiné avec la maxime Nul n’est censé ignorer la loi) est le signe d’un régime où règne l’arbitraire. Comme les prêtres-juristes du très ancien droit romain, les Juges monopolisent le droit qui ne relie pas les citoyens mais permet simplement à une oligarchie d’exercer son pouvoir.

En définitive, il n’y a pas vraiment de droit dans un tel système. Judge Dredd a été largement utilisé par ses créateurs (multiples) afin de critiquer les travers de la société du XXe (puis du XXIe) siècle : pratique politique, société de consommation, environnement… Le monde de Judge Dredd est une sorte de dystopie, une utopie à l’envers et Dredd lui-même est l’antijuriste, une allégorie de l’injustice par excès d’un droit mal compris). Si la justice est aveugle dans les représentations traditionnelles, Dredd n’a pas de visage et les rares à qui il le révèle en sont horrifiés, car il découvre une justice inhumaine.

Pour aller plus loin :

Judge Dredd fait l’objet cette année d’une réédition en intégrale par Soleille (deux volumes pour l’instant)

Judge Dredd a inspiré les auteurs de jeux mais aussi quelques groupes de musique, outre Anthrax, on peut écouter Dredd song de The Cure…

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Alice au Pays des merveilles juridiques

Alice au pays des merveilles est un livre aux multiples facettes. Si l’œuvre est évidemment d’abord une histoire pour enfant inventée par Lewis Carroll, elle apporte aussi une contribution décisive (ou presque) à la théorie du droit. Carbonnier remarquait en ultime conclusion de ses remarques Sur le caractère primitif de la règle de droit (Flexible droit, 9e éd., LGDJ 1998, p. 103, spéc. p. 113) :

C’est, sans doute, parce qu’il était un pénétrant analyste du cœur des puellae que Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles, a raconté cette extraordinaire partie de croquets où il fallit jouer avec des flamants vivants en guise de maillets, des hérissons vivants en guise de boules, des valets vivants en guise d’arceaux. Mais le conte a une profondeur qui atteint à la philosophie du droit. Au pays des merveilles, il n’y avait pas de règles, ou, s’il y en avait, personne n’y prêtait attention, parce que, dans le jeu, tout était vivant et s’échappait.

Le sentiment du caractère obligatoire de la règle apparaît lentement chez l’enfant. Alice perçoit toutefois l’absence de règle ferme lors de la partie de croquet :

Je trouve qu’ils ne jouent pas du tout honnêtement… et ils se disputent d’une façon si épouvantable qu’on ne peut pas s’entendre parler ; et on dirait qu’il n’y a aucune règle du jeu (en tout cas, s’il y en a, personne ne les suit) ; et vous ne pouvez pas imaginer combien c’est déconcertant d’avoir affaire à des êtres vivants… (Chap. 8, Folio Junior, p. 113)

La scène du procès est également mémorable. Ici, il faut noter que si l’adaptation de Disney respecte bien l’esprit du livre, elle s’en éloigne sensiblement en plaçant Alice dans le box des accusés. Dans le livre, l’accusé est le Valet de cœur. Alice est accusée dans un second temps parce qu’elle perturbe le cours de la justice l’injustice. Que ce soit dans le roman ou le dessin animé, on assiste à un procès qui ne respecte aucune des prescriptions du procès équitable (Art. 6 Convention EDH). La Reine et le Roi sont à la fois juges et parties ; du moins, le Roi n’est-il pas un juge indépendant (dans le livre, il est clairement juge à perruque ; dans le dessin animé il tient le marteau). L’accusation conduit à la condamnation sans passer par la phase de jugement et notamment sans entendre l’autre partie, à savoir Alice accusée dans le dessin animé. Le principe du contradictoire est ignoré sans aucun scrupule. Lorsque Alice prétend conserver la parole pour s’expliquer, la Reine ordonne qu’on lui coupe la tête…

De toute façon, les règles peuvent même changer au cours du procès. C’est le cas du fameux article 42 (non sérieusement discuté cependant dans le dessin animé) : Toute personne dépassant un kilomètre de haut doit quitter le Tribunal. Alice répond :

De toute façon, je ne m’en irai pas… D’ailleurs cet article ne fait pas partie du code : vous venez de l’inventer à l’instant (Chap. 12, p. 158).

La preuve censée conduire à la condamnation d’Alice dans le livre est un poème sans queue ni tête dont l’interprétation loufoque établirait la culpabilité d’Alice. Ce poème, preuve « la plus importante que nous ayons eue jusqu’ici » selon le Roi, pose le problème non seulement de l’interprétation des éléments de preuve mais de l’interprétation en droit en général. Le non sense (so british) voire l’absurdité de ce procès anticipe d’une certaine façon Le procès de Kafka. Contrairement à K., Alice se révolte contre l’injustice que fait régner la Reine de cœur et elle se grandit :

La potion qui la fait grandir, c’est sa révolte contre l’injustice qui lui donne l’audace d’affronter ces « grandes personnes » (M. David-Jougneau in F. Ost (dir.), Lettres et lois: le droit au miroir de la littérature, p. 110)

Le procès d’Alice (et du Valet, ne l’oublions pas!) est le sommet du livre comme du film. Alice a la chance de se réveiller et de revenir dans notre monde ; K. n’a pas cette chance. L’expérience imaginaire que nous vivons en suivant Alice aux pays des merveilles juridiques doit toutefois attirer notre attention sur la nécessité constante du procès équitable.

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Droit et littérature

Antigone(s)

Antigone est à l’origine une pièce de Sophocle mais le mythe, dont la vitalité presque 2500 ans après sa création étonne toujours, a inspiré par delà les siècles de nombreux philosophes et artistes et notamment des dramaturges. Je pense qu’il serait présomptueux de prétendre en faire le tour dans un simple billet. L’ouverture de l’œuvre est sans doute pour beaucoup dans ce succès. En effet, si l’on retient souvent de la pièce le plaidoyer d’Antigone pour la loi divine supérieure à la loi humaine, il est également possible de retenir l’interprétation opposée (Sur Les Antigones, v. G. Steiner, Les Antigones, Gallimard, Folio Essai 1986 ou Ph. Malaurie, Droit et littérature, Cujas 1997, p. 24). Antigone peut apparaitre comme une défense de la raison d’Etat incarnée par Créon. Lire la suite

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