La banque ? Ce n’est pas un titre de bande dessinée ! Et bien si ! La banque (chez Dargaud) : sur un scénario de Pierre Boisserie et de Philippe Guillaume, Julien Maffre a fait surgir les images d’un monde flottant peu fréquenté par les adeptes du 9e art : le monde de la finance. A l’écriture, le duo Boisserie-Guillaume n’en est pas à son coup d’essai dans ce domaine puisqu’il a créé la série Dantès en hommage à Alexandre Dumas. Guillaume connaît bien l’économie en général et la banque en particulier après plusieurs années passées aux Echos. Julien Maffre fait figure de petit nouveau malgré un vrai succès avec Le tombeau d’Alexandre (Isabelle Dethan au scénario). Son dessin est le plus souvent présenté comme semi réaliste qui me semble toutefois plus tiré vers du Loisel que vers le dessin humoristique et disproportionné. Les personnages sont bien identifiés même s’ils ne sont pas toujours les répliques fidèles de leur modèle historique (V. surtout le personnage de Jacob/James Rothschild). La disproportion, l’hybris, est bien présente mais elle s’exprime à travers les traits des personnages, plus expressifs que dans un simple et banal dessin semi réaliste, c’est pour rendre plus visible des traits psychologiques. Le cours du temps, essentiel pour toute authentique saga, est bien rendu par l’évolution physique des personnages. Ceci dit, l’univers visuel ainsi créé est assez consensuel et familier pour que tous les amateurs de banque bande dessinée y trouvent leur compte. Les perspectives architecturales et les groupes de personnages sont, à mon humble avis, très réussis. En revanche, le lettrage est assez conventionnel et les couleurs (de Delph) ne brillent pas particulièrement.
Sur le fond, cette première génération (1815-1848) tisse une histoire riche en rebondissements évoquant parfois les cycles économiques et boursiers dont la vie de Charlotte semble ainsi constituer une allégorie. En effet, le personnage principal est une femme : une jeune fille au début du tome un et une veuve déjà bien fatiguée par la vie à la fin du tome deux. Charlotte est une jeune noble française exilée à Londres avec son frère ; elle a déjà sombré dans la prostitution quand s’ouvre le drame ; son frère est larbin chez Nathan Rothschild. Pour ne pas trop spoiler, je concentrerai ma petite recension sur trois points particuliers.
L’initié de Waterloo. Le premier tome met en scène la fin de la guerre de Napoléon contre le reste du monde en prenant une perspective doublement originale : l’essentiel de l’histoire se passe à Londres en 1815 à la veille et au lendemain de Waterloo ; l’enjeu militaire passe au second plan, derrière la finance et le profit. La conjonction des deux perspectives conduit à ce qu’on a appelé le coup de bourse de Nathan Rothschild.
L’histoire communément racontée et reprise par La banque est la suivante : informé avant tout le monde de la victoire de Wellington sur Napoléon à Waterloo, Nathan Rothschild (qui n’était pas Lord, soit dit en passant) aurait vendu massivement les consuls (les consols étaient une forme d’obligation d’Etat) émises par l’Angleterre, laissant ainsi entendre qu’il savait que Wellington avait perdu la bataille. Aussi, lorsque la nouvelle contraire est finalement arrivée, chacun s’est à nouveau rué sur les consols mais las… Nathan Rothschild aurait déjà ramassé en bourse les titres à bas prix ; avant de les revendre naturellement une fois revenus à un cours raisonnable. Dans La banque, Charlotte et son frère ayant bénéficié de l’information, grâce à la position de Christian chez les Rothschild, ils ont pu réaliser le même coup que Nathan ! Les mythes autour des Rothschild, en général, et sur le coup de juin 1815 sont légion notamment quant aux conditions dans lesquelles l’information a pu parvenir aussi vite à la banque. Les auteurs de La banque ont choisi la version pigeon voyageur. Le vrai problème vient du fait que cette histoire est assez largement fausse. A vrai dire, ce n’est pas simplement l’inexactitude qui est regrettable mais l’interprétation que l’on a donnée pendant près de 200 ans de cette version. L’historien Niall Ferguson, qui a retracé l’histoire de la famille Rothschild, a contesté de manière très convaincante la version populaire de l’histoire (N. Ferguson, The Ascent of Money. A Financial History of th World : Penguin Books 2009, p. 79 et s., trad. fr. L’irrésistible ascension de l’argent : Perrin 2011, p. 80 et s. – V. le documentaire tiré du livre, un peu plus bas…). Au plan purement factuel, Waterloo a surtout failli ruiner Nathan Rothschild : en effet, pour financer les campagnes de la Coalition, il avait amassé une quantité considérable d’or que la fin prématurée de la guerre rendait inutile ! Il se retrouvait donc avec une masse inutile d’or sur les bras ; le prix de l’or qui avait augmenté au cours de la guerre allait maintenant chuter. C’est là le vrai coup de génie, très risqué, joué par le banquier : il a utilisé son or pour acheter les fameux consols ! Mais pas en une journée et une nuit… C’est sur une année qu’il a fait son coup et ce n’est qu’en 1817 qu’il a revendu les titres ! Il n’y a donc là aucun délit d’initié mais un pari un peu fou et gagné.
L’histoire commune a surtout été développée et utilisée dans un but de propagande anti financière et, surtout, antisémite (V. la version nazie de l’histoire Die Rothschilds, film de propagande). C’est là que la fiction devient problématique. Bien que la plupart des auteurs qui recyclent la version commune n’ait aucune intention mauvaise, et c’est manifestement le cas des auteurs de La banque, la diffusion de cette histoire devient bien regrettable.
Le milliard des émigrés. Le début du second tome de la première génération retrouve Charlotte revenue à son point de départ, la prostitution… début d’un nouveau cycle. Le monde apparaît ici bien plus compliqué. Les intrigues se multiplient autour de la rivalité entre Charlotte et le frère qu’elle a trahi et laissé pour mort en Angleterre à la fin du premier volume, mais qui a bénéficié seul de l’indemnisation des émigrés, voulus par Charles X. L’intérêt de ce volume est précisément de faire apparaître les liens qui existent entre le développement du capitalisme financier (symbolisé en particulier par l’inauguration du Palais Brongniart en 1826 après près de vingt ans de travaux), le développement des chemins de fer et la colonisation, en l’occurrence celle de l’Algérie ; tout cela sur fond de mutation sociale et politique. La première restauration qui avait finalement laissé beaucoup de place aux ultras et peiné les libéraux laisse la place à la monarchie de Juillet hantée par les bourgeois affairistes et minée par des politiciens corrompus, comme Jean-Baptiste Teste, ministre des travaux publics pris entre les tirs croisés de Charlotte et Christian. L’évocation des débuts du chemin de fer en France, notamment, est très intéressante. Les personnages gagnent en force à mesure que leur ressentiment se fait plus tenace et que la lutte économique se fait plus rude.
Sort et ressort. Cette première génération est finalement bien romantique. Charlotte est une héroïne peu vertueuse sans doute, plein de haine et de ressentiment, mais écrasée par le sort, dont les marchés peuvent être une forme d’allégorie. Mais il n’y a pas que les marchés ; Charlotte sait se faire d’authentiques ennemis dont son frère et son propre fils.
De manière plus générale, La banque est une BD de qualité au plan esthétique comme au plan narratif. Le projet était ambitieux et me semble réussi. Naturellement, il y a des erreurs (une ou deux coquilles et quelques erreurs de chronologie parfois assumées d’ailleurs) et des maladresses (la principale étant la reprise de la version commune du coup de juin 1815). Certains regretteront que les mécanismes de la finance ne soient pas suffisamment démontés ; d’autres, au contraire, qu’ils le sont trop. En réalité, il me semble que l’équilibre est trouvé, en partie grâce aux postfaces très didactiques (qui expliquent aussi les choix d’accommodements avec la réalité historique).
Le premier volume permet notamment de faire ressortir l’importance de l’information : la finance, bancaire comme de marché, manipule de l’information tout autant que de l’argent. La matière première de la finance est essentiellement l’information ; la monnaie elle-même n’est-elle pas sous certains rapports un concentré d’information ?
Les deux tomes de cette première génération ont un vrai ressort dramatique voire (excusez le gros mot) anthropologique : les ressorts financiers et psychologiques qui font mouvoir nos misérables personnages (car ce sont des misérables même s’ils ne sont pas, toujours, pauvres à strictement parler) sont profonds : c’est principalement le ressentiment. La fraternité est source de trahison et de rivalité : Christian et Charlotte comme les fils de Christian… tous sont en guerre les uns contre les autres. Bref, la finance oblitère la fraternité ! Même la filiation semble remise en cause. Tout n’est que ressentiment… l’amour n’existe quasiment pas ou est tarifé. Ce monde où tout semble pouvoir se monnayer peut paraître bien sombre mais il vaut la peine d’être regardé en face. Autrement dit, lisez La banque !